Biologie animale, Ecologie, Physiologie

Les secrets des oreilles de baleine

Il a toujours été difficile de collecter des informations sur l’histoire de vie des animaux sauvages. Contrairement aux arbres et leurs fameux cercles de croissance, il est plus rare que des animaux gardent une trace continue des événements auxquels ils ont été confrontés au cours de leur vie.

Pourtant, chez les baleines il existe un endroit où de la matière organique s’accumule depuis leur naissance jusqu’à leur mort : leurs oreilles. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les couches successives de cérumen accumulées constituent une archive extraordinaire de la vie de l’individu !

Représentation schématique du canal auditif d’une Baleine bleue. (Trumble et al. 2013)

C’est en 2007 qu’une équipe scientifique effectue l’autopsie d’un jeune mâle de Baleine bleue (Balaenoptera musculus) décédé suite à une collision avec un bateau au large de Santa Barbara en Californie. Un de ses bouchons d’oreilles, atteignant 25,4 cm de long, a pu être récupéré et analysé.

Diverses substances s’accumulent dans le cérumen. On y retrouve des hormones sécrétées par la baleine et d’autres molécules présentes dans l’environnement, dont plusieurs polluants. Puisque le bouchon d’oreille se construit progressivement, toutes ces molécules s’entassent dans des couches classées par ordre chronologique. La concentration de ces molécules peut ainsi être mesurée sur toute la vie de l’individu, et fournir de précieuses informations.

Retraçons ensemble la vie de cette jeune baleine grâce à des courbes !

La testostérone

La testostérone est l’hormone sexuelle principale des mammifères mâles. Nous remarquons ici un énorme pic entre 114 et 126 mois, ce qui signifie que cette jeune baleine à atteint sa maturité sexuelle à cette période.

Cette méthode permet de dater des événements de la vie d’un animal de façon très précise car habituellement l’âge de la puberté pour les Baleines bleues est estimé dans une période beaucoup plus large, allant de 60 à 180 mois !


Le cortisol

Le cortisol est une hormone liée au stress. Le pic le plus haut est atteint juste après la puberté, il est probable que l’entrée dans l’âge adulte induise beaucoup de stress via la modification des interactions sociales et la compétition sexuelle entre individus.

Cependant, on constate un taux croissant de cortisol tout au long de la vie avec des petits pics. Cette augmentation peut être le résultat de nombreux facteurs : la croissance, les migrations, la disponibilité en nourriture, les changements de statut social, ou encore l’exposition à des polluants.


Les Polybromodiphényléthers (ou PBDE)

Les PBDE sont une famille de molécules industrielles polluantes, elles s’accumulent particulièrement dans les organismes aquatiques (courbe orange). 

Le premier et plus grand pic de concentration est à 0 mois, ce qui signifie que la majorité des polluants sont transmis par la mère durant la gestation et l’allaitement. Les variations qui suivent semblent correspondre aux périodes de nourrissage. L’ingestion de polluants pourrait expliquer en partie les pics d’hormone de stress (courbe en pointillés) tout au long de la vie de cet individu.


Le mercure

La pollution des milieux aquatiques par le mercure est très suivie par les scientifiques. Le mercure peut être transmis par la mère durant la gestation ce qui explique le taux élevé dès la naissance. 

Ici ce sont les deux grands pics à 60-72 mois et 120-126 mois qui sont intéressants. Étant donné que cette baleine longeait les côtes californiennes durant ses migrations, il est probable que ces fortes expositions au mercure révèlent des zones hautement contaminées au large de la Californie.


Aussi improbable que cela puisse paraître, le cérumen des baleines constitue le meilleur outil pour retracer la vie de ces cétacés.

Autre méthode d’analyses hormonales par le prélèvement de souffle de baleine contenant du mucus. Cette méthode est plus coûteuse et moins précise que l’analyse du cérumen. Une approche par drone est également possible. © Mingan Island Cetacean Study

Les informations récupérées permettent de mettre en relation directe les hormones des baleines et les polluants auxquels elles sont exposées. Cette approche est inédite et apporte de nouvelles pistes pour mieux comprendre l’écologie des cétacés. De plus, les bouchons d’oreille sont récupérés sur des individus morts ce qui permet d’éviter des missions de prélèvement coûteuses et stressantes pour les animaux.

Bouchon d’oreille d’environ 30 cm prélevé sur une baleine échouée en 2007. © NBC News
Bouchon d’oreille prélevé sur une Baleine boréale en 1967. © NBC News

Et ce n’est pas fini, le cérumen de baleine se conserve également très bien. Les équipes de recherche étudient aujourd’hui les échantillons des musées afin d’étudier la vie des baleines échouées, les plus anciennes datant de 1870 !

Les modèles révèlent que des pics de stress présents chez les baleines correspondent aux forts épisodes de chasse à la baleine du XIXe et XXe siècle. Plus tard, au XXIe siècle, ces pics de stress pourraient correspondre aux variations de température de surface des océans dus au changement climatique.

■  Hugo Le Chevalier

Références bibliographiques

• Trumble, S. J., Robinson, E. M., Berman-Kowalewski, M., Potter, C. W., & Usenko, S. (2013). Blue whale earplug reveals lifetime contaminant exposure and hormone profiles. Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(42), 16922-16926. https://doi.org/10.1073/pnas.1311418110

• Trumble, S. J., Norman, S. A., Crain, D. D., Mansouri, F., Winfield, Z. C., Sabin, R., … & Usenko, S. (2018). Baleen whale cortisol levels reveal a physiological response to 20th century whaling. Nature communications, 9(1), 4587. https://doi.org/10.1038/s41467-018-07044-w

📷 Photo en-tête : National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) Central Library