Sur les îles du Pacifique au large des côtes d’Amérique du Sud vivent de grandes colonies d’oiseaux marins. Il faut dire que la configuration de cette zone maritime leur est particulièrement propice. En effet, le courant de Humboldt y provoque une résurgence des eaux froides issues des profondeurs, riches en matière organique. Le plancton se développe ainsi en surface, nourrissant les petits poissons qui constituent pour les oiseaux marins une ressource alimentaire abondante.

C’est ainsi que ces îles ont été colonisées par plusieurs espèces d’oiseaux marins, telles que le Cormoran de Bougainville (Leucocarbo bougainvillii), le Pélican thage (Pelecanus thagus) ou encore le Fou varié (Sula variegata), qui profitent de cet habitat favorable pour s’y reproduire et élever leurs petits. Des milliers d’oiseaux s’installent alors jusque sur le moindre petit éperon rocheux, ce qui, au fil du temps associé aux faibles précipitations de la région, a permis à leurs déjections de s’accumuler sur plusieurs mètres de hauteur !
Sur le continent, les plaines coincées entre les montagnes des Andes et l’océan, ne reçoivent également que peu de pluie. Développer une grande civilisation sur ces terres semblait être peine perdue, pourtant les Incas y ont bâti un empire assurant une sécurité alimentaire pour plus de 8 millions de personnes réparties sur un territoire long de 4000 km. Pour cela, malgré des cultures en terrasses et un système d’irrigation innovant et efficace, une ressource restait absolument indispensable : le guano.

Le guano (dérivé du Quechua huanu signifiant “excrément”) c’est les déjections des oiseaux nichant au large, séchées par l’air marin. C’est une substance dont la composition en azote, phosphate, potassium et autres minéraux en fait un fertilisant d’une grande qualité, une vingtaine de fois plus concentré que du fumier de mammifère. Les rendements agricoles de toute la région dépendaient directement du guano, le plaçant au cœur de la culture, de la spiritualité et des enjeux commerciaux des Wari, Tiwaniku, Chimor, Paracas, Moche, Chincha et autres civilisations précolombiennes.
Toutes ces sociétés avaient pour point commun un profond respect pour les oiseaux marins, mais ce sont les Incas qui se sont démarqués par la mise en place des premières mesures législatives connues pour la protection des espèces sauvages et de leurs habitats.

Bien avant le XVIe siècle, les Incas ont mis en place un code pénal écrit et applicable dans l’ensemble des régions de l’empire dans le but d’assurer une gestion durable du guano et un accès pérenne et équitable à cette ressource. Des quotas de prélèvement furent instaurés, ainsi qu’un ensemble de règles régissant l’approvisionnement des différentes régions, parfois très reculées.
Les lois les plus strictes concernaient les îles à guano, dont l’accès était interdit durant les périodes de reproduction des oiseaux pour ne pas les déranger et risquer de leur faire abandonner leur nichée. Toute personne dérangeant un nid, volant un œuf ou tuant un de ces oiseaux était puni de mort ! Ces lois ont assuré le renouvellement des populations d’oiseaux et, en limitant l’exploitation et la présence humaine sur les îles, ont préservé leur habitat.

Cependant, au XIXe siècle, le guano a été exploité massivement suite à la colonisation des territoires par les sociétés occidentales. Des dizaines de millions de tonnes de guano ont été exportées vers l’Europe et l’Amérique du Nord, créant un essor économique dans la région. Les îles étaient exploitées en permanence : la forte présence humaine dérangeait les oiseaux et les zones de nichées étaient même traversées et piétinées pour faciliter l’accès à la ressource. Les populations d’oiseaux déclinant très rapidement, des restrictions ont dû rapidement être mises en place pour que l’exploitation du guano puisse se poursuivre.

Bien qu’il soit complexe de comparer des situations historiquement éloignées, les mesures de protection des Incas appliquées à ces espèces et à leurs habitats, motivées par une utilisation durable et équitable du guano, ont permis conjointement le développement d’un empire et le maintien de ces écosystèmes insulaires. Alors que, l’exploitation intensive moderne du guano a provoqué un déclin rapide et massif de la biodiversité de ces îles avant la mise en place d’une nouvelle réglementation.
L’histoire du guano, de la civilisation Inca à nos jours, démontre que la prise en compte du fonctionnement écologique, et l’application d’une législation forte de protection des écosystèmes, sont extrêmement importantes pour permettre une exploitation durable des ressources naturelles.
■ Hugo Le Chevalier
Références bibliographiques
• Rodrigues, P., & Micael, J. (2020). The importance of guano birds to the Inca Empire and the first conservation measures implemented by humans. Ibis, 163: 283-291. https://doi.org/10.1111/ibi.12867