Biologie animale, Evolution

Des ouragans sur les traces de Darwin

La sélection naturelle a engendré à travers le temps une grande partie de la biodiversité actuelle. Cette théorie décrite en 1859 par Charles Darwin est toujours d’actualité et elle reste d’autant plus vraie sur les zones insulaires ou le brassage des individus entre des populations isolées y est difficile.

Mais il n’aurait pu imaginer, 150 ans plus tard, que sa théorie élaborée à partir des variations de la taille des becs des pinsons, soit toujours mise en évidence par des événements climatiques majeurs. C’est pourtant ce qu’ont démontré des scientifiques en 2018.

Le lézard Anolis scriptus (© W. Flaxington)

Cette équipe étudiait la morphologie d’une espèce de lézards (Anolis scriptus) sur deux petites îles, Pine Cay et Water Cay, situées dans l’archipel des îles Turks et Caïques. Dès la fin de leur suivi annuel, l’ouragan Irma, suivi deux semaines plus tard par l’ouragan Maria, sont venus balayer ces îles de vents violents atteignant les 265 km/h.

Vue aérienne de l’île Water Cay et localisation de l’archipel des îles Turks et Caïques.

Ces catastrophes climatiques leur ont offert une opportunité unique de connaitre l’impact des ouragans sur la biodiversité des îles. Il a déjà été démontré que ce type d’événements entraine une modification des écosystèmes ainsi qu’un remaniement des communautés animales et végétales. Néanmoins, comment s’effectue ce changement de communauté ? Est-ce sans discernement des individus ou est-ce de manière plus sélective, sur la base de traits morphologiques ?

De retour six semaines après le passage des ouragans, l’équipe a d’abord observé une diminution importante du nombre d’Anolis scriptus sur les deux îles. Mais lorsqu’ils ont réalisé de nouvelles mesures morphologiques sur les individus encore présents, cette équipe scientifique a montré que les populations de lézards étaient maintenant composées d’individus avec des pattes arrières plus courtes mais également des pattes avant plus longues et plus larges avec une plus grande surface de coussinets adhérents.

Comparaison de la surface moyenne des coussinets des pattes antérieures en fonction de la longueur du corps chez la population de l’île Pine Cay avant et après le passage des ouragans Irma et Maria (© Donihue et al, 2018)
Coussinets adhérents sur une patte d’Anolis scriptus. Ces coussinets sont des doigts élargis avec des micro-crochets augmentant l’adhérence au support. (© Colin Donihue)

Mais que s’est il passé pendant ces ouragans ? L’équipe de scientifiques a émit l’hypothèse que ces caractéristiques physiques auraient pu permettre aux lézards de mieux résister aux vents en s’accrochant au tronc des arbres. Pour tester leur hypothèse, des tests en soufflerie ont été réalisés.

Des lézards ont été placés sur un bâton fixé dans une soufflerie, quand celle-ci démarre, le lézard se place verticalement, la tête vers le haut, derrière le bâton qui le protège du vent. Puis, progressivement, la force du vent augmente et les lézards sont éjectés du bâton les uns après les autres.


Expérience de la résistance des lézards en soufflerie, filmée avec une caméra haute vitesse. Ici, 6 individus passent le test. L’individu D a résisté à des vents atteignant 179 km/h. Quand ils lâchent prise, les lézards atterrissent dans un filet pour amortir leur chute et éviter qu’ils ne se blessent. (© CNRS)

Les lézards qui se sont maintenus le plus longtemps sur le bâton possédaient également de longues et larges pattes avant avec des coussinets plus grands, tout comme ceux qui sont restés sur les îles après le passage des ouragans.

Avec cette expérience, les scientifiques ont conclu que des membres antérieurs plus longs et plus larges ainsi qu’une surface de coussinets plus importante permettent une accroche plus puissante aux arbres tandis que des membres postérieurs plus petits réduisent la prise au vent. Les lézards Anolis scriptus porteurs de ces traits morphologiques, plus adaptés à des conditions climatiques extrêmes, ont pu survire aux ouragans. Il est également possible que ces caractéristiques physiques se maintiennent dans les populations si ces caractères se transmettent aux descendants.

Anolis scriptus durant les expériences en soufflerie (© Colin Donihue)

Des évènements climatiques extrêmes peuvent représenter une pression de sélection intense, rapide et très localisée sur les populations, soit en modifiant leur environnement, soit en éliminant directement les individus les moins adaptés à la situation. Ainsi, un unique ouragan peut, en quelques heures, totalement modifier les caractéristiques morphologiques d’une population de lézards alors qu’un autre type de sélection, comme la sélection sexuelle, prendrait des centaines voire des milliers d’années pour arriver au même résultat.

Quand le vent du changement approche, cramponnez-vous !

■ Jérémie Souchet

Références bibliographiques

• Donihue, C. M., Herrel, A., Fabre, A. C., Kamath, A., Geneva, A. J., Schoener, T. W., … & Losos, J. B. (2018). Hurricane-induced selection on the morphology of an island lizard. Nature, 560(7716), 88. https://doi.org/10.1038/s41586-018-0352-3

📷 Photo en-tête : Ouragan 3D